Sandro Giordano : le photographe qui raconte avec ironie la chute de l’humanité

Sandro Giordano photo de Fabrizio Massarelli

Sandro est né à Rome le 6 octobre 1972 et s’est passionné pour la scénographie, qu’il a étudiée à l’Institut Roberto Rossellini pour la cinématographie et la télévision. Après avoir obtenu son diplôme, il se consacre à la technique du son et de l’éclairage dans les théâtres de la capitale. En 1993, il s’essaie au métier d’acteur et fréquente une école publique renommée de Rome ; c’est ainsi que commence sa carrière d’acteur. Sur scène, il travaille avec des metteurs en scène de renom tels que Luciano Melchionna et Giancarlo Cobelli, tandis qu’au cinéma, il partage la scène avec de grands noms tels que Dario Argento, Davide Marengo, Carlo Verdone et Melchionna à nouveau. Depuis 2013, Sandro se consacre entièrement à son projet photographique IN EXTREMIS (corps sans regret).

Ses photographies sont de véritables « histoires courtes » montrant un monde en déclin.

Chaque image dépeint des individus usés qui, dans un effondrement mental et physique soudain, tombent sans aucun espoir de salut. Cette impuissance est le résultat d’une lassitude quotidienne à simuler la vie, étouffé par l’apparence plutôt que par l’être. Dans une époque dégradée par la chirurgie esthétique, qui produit des images stéréotypées au service de modèles marketing imposés, Sandro Giordano défend son idée que la perfection réside dans l’imperfection, dans les contrastes forts, dans la fragilité et dans l’humanité qui met en évidence l’unicité de chaque individu. Les visages cachés des protagonistes de ses œuvres permettent à leur corps de devenir le témoin de leur existence. La chute représente le point de non-retour, un fond qui rappelle le célèbre dicton : « il faut toucher le fond pour rebondir ». La CHUTE des personnages de Giordano est leur fond, au-delà duquel leur faux moi atteint sa limite. Chacun d’entre eux s’accroche à un objet, symbole de ce mensonge.

La fiction, pour Giordano

Elle ne s’exprime pas seulement par les objets, mais aussi par les vêtements, les coiffures et les lieux. Tout ce qui est visible dans l’image constitue leur fiction, tandis que le CORPS brisé révèle la VÉRITÉ, une vérité qui, pour être dite, doit nécessairement s’effondrer. Dans ses œuvres, Giordano évite l’utilisation de mannequins, préférant des acteurs professionnels capables d’exprimer ce qui échappe au regard, pour que l’invisible devienne visible.

LA CHUTE racontée avec ironie

Depuis son enfance, Giordano nourrit un amour pour les films de Charlie Chaplin et de Laurel et Hardy, source de rire et de joie. Dans leurs films, les personnages sont confrontés à des événements terribles, des accidents graves… LA CHUTE… La réaction instinctive d’étonnement et de gêne face au malheur du protagoniste se transforme cependant en un rire libérateur. C’est cet effet que Giordano tente de recréer à travers ses photographies : raconter la tragédie avec ironie. L’humanité ruinée, objet de son affection et de son attachement, ne le repousse pas, mais le rapproche. C’est l’empathie qui lui permet de ne pas juger, mais de partager des histoires avec l’espoir que le rire provoqué chez le spectateur soit un signe favorable, une confiance en un avenir meilleur et plus authentique. Enfin, ce rire devient une révélation.

Je suis vraiment ravi de pouvoir interviewer Sandro Giordano, cet artiste très talentueux et expérimenté dont l’originalité nous intrigue.

  • Sandro, merci beaucoup d’avoir accepté de vous interviewer. On ne peut évidemment pas ne pas rire en regardant votre travail. Comment est née l’idée d’IN EXTREMIS et quel est le message que vous souhaitez transmettre avec vos photographies ?
  • Bonjour, merci pour cette belle rencontre. IN EXTREMIS est né comme une dénonciation d’un monde qui tombe peu à peu. Je raconte une histoire tragicomique de gens ordinaires qui s’écrasent dans leur vie quotidienne, submergés par un poids qu’ils ne peuvent plus supporter.
  • Quand on se blesse, c’est qu’il y a quelque chose qui ne va pas dans notre vie, et habitués à vivre comme dans une centrifugeuse, nous ne nous en rendons pas compte. Tomber, se blesser, se cogner le visage, en fait, c’est une sonnette d’alarme qu’il ne faut pas sous-estimer et notre corps nous oblige à y penser. Dès que nous sommes au « sol », nous avons le choix de nous relever ou de rester sur place et de descendre de plus en plus bas. C’est à nous de choisir, c’est une épreuve que la vie nous demande de passer.
  • Quelles sont les difficultés et les satisfactions de la réalisation de vos œuvres, qui nécessitent la collaboration d’acteurs, de scénographes et de maquilleurs ?
  • Je viens du théâtre et du cinéma. Je conçois mes images comme s’il s’agissait d’images de la pellicule d’un film, donc immortaliser ce moment demande beaucoup de travail sur le plateau. Dans ce cadre, je dois mettre tout ce qui est nécessaire pour que le public puisse comprendre la dynamique de l’incident et le parcours du personnage. À travers les objets, qui sont fondamentaux pour l’interprétation, j’essaie de raconter l’histoire de sa vie et surtout le malaise qui l’a conduit à « s’écraser ». C’est un processus difficile et méticuleux dont je m’occupe personnellement. Je réalise tout moi-même. Sur le plateau, nous ne sommes souvent que trois : moi, mon assistant et le modèle. Je travaille principalement avec des acteurs et des danseurs parce qu’ils savent comment manipuler le corps, je peux leur demander de prendre des positions qui seraient très difficiles pour d’autres.
  • Comment choisissez-vous les lieux et les objets qui accompagnent vos personnages déchus ? Y a-t-il une signification symbolique ou une histoire derrière chaque choix ?
  • Cela dépend de l’histoire que je veux raconter. En fait, trouver le bon endroit est l’aspect le plus compliqué du projet. J’ai une quantité incroyable d’idées, qui résident parfois dans mon esprit pendant des années, mais si je n’ai pas le bon emplacement, je ne peux pas prendre la photo et cela me rend très nerveux, c’est très frustrant. Une fois cette étape franchie, tout devient plus facile. Je prends généralement des photos de l’endroit exact où le corps sera placé plus tard et, à partir de là, je commence à créer l’image en moi-même. Je vois clairement la position des membres et la disposition des objets. Lorsque nous arrivons sur le plateau, je sais exactement ce que je veux, car le plan final est déjà dans ma tête.
  • Quelles sont vos références artistiques et culturelles ? Y a-t-il un photographe, un réalisateur ou un acteur qui vous a inspiré ou influencé dans votre parcours ?
  • On me compare souvent à David LaChapelle, peut-être en raison de la quantité de couleurs que j’utilise dans mes photos. Il est certain qu’à un niveau subconscient, il a eu une grande influence sur moi, mais je n’ai jamais pensé à lui lorsque j’ai commencé le projet. J’ai grandi avec les films de Laurel et Hardy et de Charlie Chaplin. Je me souviens qu’enfant, j’étais impressionné par le nombre d’accidents qui arrivaient aux personnages de ces films. Ils tombaient, se cognaient, puis se relevaient immédiatement comme des marionnettes en caoutchouc, incroyable ! Cela a certainement eu une influence majeure sur mes choix artistiques. Et puis il y a deux sitcoms auxquelles je suis très attaché en raison des incroyables actrices comiques qui les ont interprétées : Laverne & Shirley et Absolutely Fabulous. La première est une sitcom des années 1970, la seconde des années 1990. Même là, entre chutes et portes claquées au nez, je crois que je n’ai jamais autant ri. SOBRIA, la photo de la Fiat 500 jaune, peut-être la plus emblématique de mon projet, est un hommage évident à une scène d’un épisode d’Absolutely Fabulous, dans lequel l’une des deux protagonistes, conduisant une voiture en état d’ébriété, est arrêtée par un policier qui, en ouvrant la portière pour vérifier son permis, la voit rouler comme un sac de pommes de terre. Si vous ne connaissez pas cette série, je vous recommande de la découvrir au plus vite.
  • Comment avez-vous développé votre style photographique, qui mêle tragédie et ironie, réalisme et fiction, beauté et ruine ?
  • C’est la vie elle-même qui m’a amené à développer ces aspects. Je n’ai jamais pensé rationnellement qu’il s’agissait des bonnes voies à suivre pour m’exprimer. Tous les « ingrédients » que vous venez d’énumérer me touchent personnellement dans ma vie quotidienne, et c’est donc naturellement que je les intègre au projet. Je suis convaincu qu’il y a toujours un côté ironique dans la tragédie, il suffit de le faire ressortir. Ce que nous ne faisons souvent pas par pudeur de la tragédie elle-même, comme si nous disions : il est immoral et inapproprié de rire d’un événement tragique. Mais c’est justement le but, de pouvoir dédramatiser les pires moments de notre vie, de rire de nous-mêmes. Bien sûr, l’ironie est quelque chose d’inconnu pour beaucoup. Soit vous la possédez, soit je ne pense pas que vous puissiez jamais l’acquérir.
  • Quels sont les défis et les opportunités liés à l’utilisation d’acteurs professionnels dans votre travail, au lieu de mannequins ou de modèles ?
  • Mon projet a été couronné de succès précisément parce que j’ai utilisé des êtres humains au lieu de mannequins. Pour être « giflés », les gens doivent s’identifier aux personnages de mes images, ce qui n’aurait pas été le cas si j’avais utilisé des poupées de chiffon. Après une journée de prise de vue, la dernière photo, celle que je considère comme la meilleure, est toujours l’une des dernières, parce qu’après plusieurs heures passées dans ces positions, les corps des modèles sont épuisés de fatigue, et cela vient directement comme un coup de poing dans l’estomac lorsque vous regardez la photo. On le ressent immédiatement. C’est pour la même raison que je cache les visages. Le fait de ne pas avoir de caractéristiques somatiques visibles, comme point de référence, permet de mieux s’identifier.
  • Quel rapport entretenez-vous avec le thème de la chute, qui est au cœur de votre projet IN EXTREMIS ? Y a-t-il une expérience personnelle qui vous a inspiré ou marqué à cet égard ?
  • Oui, quelques mois avant de commencer le projet, j’ai fait une mauvaise chute à vélo et je traversais, comme par hasard, l’un des pires moments de ma vie. Ce qui m’a vraiment inquiété dans cet accident, c’est l’objet que j’avais dans la main, une barre protéinée, qu’au lieu de lâcher pour au moins essayer d’amortir le choc, j’ai gardé tout le temps. Quelques mois plus tard, un de mes amis s’est cassé la jambe sur les rochers en mer pour sauver le smartphone qui lui échappait des mains. C’est à ce moment-là que je me suis dit : nous avons un sérieux problème avec les « biens » matériels, que nous pensons posséder, mais qui en réalité contrôlent notre vie. J’ai donc voulu montrer cet aspect dans le projet. En fait, dans presque toutes mes photos, les modèles tiennent un objet qu’ils ne lâchent pas pendant le « crash », précisément pour souligner leur attachement toxique et obsessionnel.
  • Comment choisissez-vous les thèmes et les histoires que vous voulez raconter avec vos photographies ? Suivez-vous un processus créatif ou vous laissez-vous guider par votre instinct et votre inspiration ?
  • Dans la plupart des cas, je m’inspire simplement de la vie quotidienne. J’aime observer les gens, voir comment ils font des gestes, comment ils parlent, comment ils s’habillent et ce qu’ils font. Je devine leurs névroses et leurs obsessions, puis je les exagère à ma façon. Je raconte rarement des histoires que je ne connais pas de près ou que je n’ai pas vécues personnellement.
  • Comment voyez-vous le rôle du photographe dans la société contemporaine, dominée par les images numériques et les médias sociaux ? Quelle est votre relation avec ces plateformes et avec votre public en ligne ?
  • Les réseaux sociaux sont devenus des vitrines dans le monde, pour tout le monde. Même mon projet est né il y a dix ans sur Instagram et a explosé partout à partir de là. C’est l’usage que l’on fait de ces réseaux sociaux qui fait la différence. Aujourd’hui, tout le monde peut s’improviser photographe, moi y compris. J’ai été acteur pendant 20 ans et quelques mois après avoir arrêté, IN EXTREMIS est né, que j’ai commencé avec mon vieil iPhone 5, d’ailleurs, puis je suis passé à de vrais appareils photo, mais je n’ai jamais étudié la photographie. Je peux dire que j’ai eu une bonne idée et que je l’ai peut-être eue. Mais l’idée est la base de tout. Le moyen que vous utilisez pour la réaliser passe au second plan lorsqu’elle est réussie.
  • Quels sont vos rêves et vos aspirations en tant qu’artiste ? Y a-t-il un projet que vous aimeriez réaliser mais que vous n’avez pas encore eu l’occasion de faire ?
  • J’aimerais réaliser IN EXTREMIS avec des célébrités. Depuis quelques années, j’ai l’idée d’un livre de photos qui résumerait, à travers mes photos et leurs histoires, mon expérience personnelle des chutes intérieures. Glisser ou trébucher et tomber par terre, plutôt que de se cogner le visage contre une porte en verre, remet soudain votre statut social à zéro. Lorsque nous tombons, nous sommes tous les mêmes : maladroits et impuissants. Ici, il serait bien de découvrir leurs vulnérabilités et de jouer ensemble à les rendre colorées et ironiques.
  • Je me propose comme modèle pour votre prochain travail, qu’en pensez-vous ?
  • Je n’y vois pas d’inconvénient. Cela dépend juste du type de relation que vous avez avec votre cou.
  • Merci beaucoup de nous avoir fait entrer dans votre monde.
  • Merci de m’en avoir donné l’opportunité.

www.sandrogiordanoinextremis.it

Instagram: -remmidemmi.    Facebook: Sandro Giordano Remmidemmi

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